La peintre Hilma af Klint aurait pu rester dans l’oubli… Or, quelque 40 ans après sa mort, cette artiste peintre suédoise du début du XXème siècle, jusqu’alors méconnue, a secoué le monde de l’art, avec de grandes toiles abstraites qui semblaient venir du futur. Précurseure, elle est considérée aujourd’hui comme une des pionnères de l’art abstrait, et ce même avant Kandinski ou Mondrian. Qui est Hilma Af Klint, artiste d’une modernité incroyable ? Pourquoi a t-on découvert son talent plus de 40 ans après sa mort ? À quoi a-t-elle consacré son art ? La Suède en kit vous raconte.
De la voie classique…
Hilma af Klint est née à Stockholm en 1862. À l’âge de 20 ans, elle entre à l’Académie des Beaux-Arts à Stockholm, l’une des rares écoles à admettre les femmes – dans un département qui leur est réservé. Elle s’impose ensuite comme peintre, expose portraits et paysages figuratifs, un art conventionnel qui lui permet de toucher un revenu. En ce sens, l’artiste réussit à s’imposer dans un milieu en phase avec son époque : misogyne. Elle fait partie de la première génération de femmes peintres à vivre de leur travail en Europe.
À l’appel des voix
Cependant, Hilma a d’autres centres d’intérêt. Dès son plus jeune âge, elle s’intéresse au spiritisme. Loin d’être anecdotique, cette sensibilité ne fait que croître au cours de sa vie, et deviendra même l’inspiration de son art. Elle n’a que 18 ans lorsque survient la mort de sa sœur cadette, âgée de 10 ans. La jeune fille participe à des séances de spiritisme afin d’entrer en communication avec sa sœur défunte. Cet événement tragique marque également les prémices d’un mysticisme qui l’amène à s’intéresser à la philosophie rosicrucienne, à la théosophie et à l’anthroposophie. Alors que des découvertes scientifiques majeures, comme l’atome ou la radioactivité, bousculent les idées établies de l’époque en démontrant que notre monde est mû par des forces invisibles et imperceptibles, ces idéologies rencontrent l’adhésion d’un grand nombre dans les cercles artistiques et littéraires. C’est une époque où l’on essaie de concilier la foi religieuse avec le progrès scientifique et une nouvelle conscience des autres confessions. Hilma af klint s’intéresse à ces réalités alternatives et à ces différents plans de perception.
Le groupe des 5, « De Fem »
À l’Académie des Beaux-Arts, Hilma af Klint fait la connaissance d’Anna Cassel et de 3 autres artistes, avec qui elles forment le groupe « De Fem », les Cinq, qui explore le monde spirituel à l’aide de la méditation et des séances de spiritisme. Le groupe est actif entre 1896 et 1908. Les jeunes femmes se mettent dans des états de transe et communiquent avec des êtres spirituels qu’ils appellent les Grands Maîtres. Elles retranscrivent leurs messages à l’aide de l’écriture et du dessin automatiques (ce que les surréalistes feront des années plus tard). En 1907, Hilma af Klint reçoit un message du monde des esprits lui annonçant qu’elle est la leader du groupe. Les avis divergent et le groupe cesse de travailler ensemble. Dès lors, Hilma af Klint se concentre entièrement sur son œuvre la plus significative, Peintures pour le Temple, quelque cinq ans avant la date retenue comme la naissance historique de l’abstraction (1912).
Les Peintures pour le temple (Målningarna till templet)
Lorsque les Cinq se quittent en 1908, se forme un nouveau groupe de 13 femmes, qui toutes contribuent aux Peintures pour le Temple. Anna Cassel en fait partie et joue un rôle clé aux côtés d’Hilma af Klint. Elle l’aide financièrement pendant la plus grande partie de sa vie et finance notamment l’atelier construit sur l’île de Munsö, non loin de Stockholm, qui est inauguré en 1917. C’est là que les peintures d’Hilma af Klint sont stockées après sa mort.
L’œuvre Peintures pour le Temple comprend 193 tableaux répartis en différentes séries et groupes. Hilma af Klint crée des tableaux avec des taches aléatoires, laissant les énergies prendre le dessus, puis ordonne ce chaos en se basant sur les structures géométriques de la nature. L’idée principale est de transmettre la connaissance de l’unité de toute chose, au-delà du monde visible. Le temple auquel le titre fait allusion ne fait pas nécessairement référence à un bâtiment physique, mais peut plutôt être considéré comme une métaphore du développement spirituel.
L’artiste peint donc en secret. Ce qu’elle appelle sa « grande mission » reste une activité distincte de son métier public de portraitiste et de paysagiste. Peu de personnes sont amenées à voir son travail : elle craint pour sa réputation et pour sa solvabilité financière.
La disparition
Hilma af Klint décède le 21 octobre 1944 des suites d’un accident de la route. Elle laisse des directives claires concernant les peintures, notes et carnets de croquis qu’elle laisse derrière elle. Elle désigne Erik af klint, son neveu, comme seul héritier de ses œuvres : environ 1 300 tableaux, 124 cahiers et plus de 26 000 feuilles manuscrites et dactylographiées. Dans ses cahiers, dont les Livres Bleus, elle marque d’un X les toiles de la série Peintures pour le Temple, qui ne pourront être révélées que 20 ans après sa mort. D’ici là, son neveu doit conserver tous ses travaux, dans leur totalité, sans les séparer.
Qu’est-ce qui a motivé Hilma af Klint à dissimuler son travail aux yeux du grand public ? Considérait-elle ses peintures comme une vision intime et sincère, ne concernant qu’elle-même ? Pensait-elle que son travail était tellement en dehors des règles académiques que le rendre public mettrait fin à sa renommée ? Ou pensait-elle que le monde n’était pas prêt à prendre connaissance de ses représentations abstraites ? Hilma n’a rien expliqué et le mystère reste entier.
La visibilité des oeuvres de Hilma af Klint
Durant son vivant, Hilma af Klint participe à plusieurs expositions avec ses peintures conventionnelles, mais les œuvres non figuratives ne sont présentées que dans des contextes anthroposophiques et théosophiques. Seule une poignée de personnes est amenée à les voir, dont le Suisse Steiner, le père de l’anthroposophie. En 1913 et en 1928, quelques-uns de ses tableaux sont présentés lors de rassemblements spiritualistes. Mais après sa mort, les tableaux restent invisibles.
La Fondation Hilma Af Klint
À la fin des années 60, le Moderna Museet refuse la collection qu’Erik af Klint leur propose au motif que les œuvres abstraites de Hilma af Klint n’ont pas été exposées de son vivant. En 1972, Erik af Klint crée une fondation qui a pour but de préserver et de gérer l’héritage artistique de sa tante. La Fondation encourage et soutient la recherche scientifique sur Hilma af Klint et ses œuvres. L’organisation est financée par ses propres revenus et par des dons privés. Les statuts stipulent que la majorité du conseil d’administration doit appartenir au mouvement anthroposophique, tandis que le président doit être issu de la famille af Klint, pour ne pas perdre l’esprit des œuvres. Il en est donc le premier président. Johan af Klint, son fils, lui succède. Selon ce dernier, son père ne comprenait pas l’art de sa tante, mais conformément à sa volonté, il a conservé les tableaux en sécurité.
La reconnaissance posthume
Dans les années 1980, l’esprit avant-gardiste du début du siècle est totalement assimilé. En 1986, l’œuvre abstraite d’Hilma af Klint est montrée pour la première fois lors de l’exposition collective The Spiritual in Art, Abstract Painting 1890-1985 à Los Angeles, aux côtés de Mondrian, Kandinsky et Malevitch. Ce n’est qu’en 2013 qu’une exposition consacrée exclusivement à son œuvre est organisée au Musée moderne de Stockholm sous le titre Ockult målarinna och abstrakt pionjär (Peintre occulte et pionnier de l’abstraction). L’exposition tourne ensuite dans plusieurs pays d’Europe. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que le travail de Hilma af klint est enfin reconnu et acclamé.
Depuis lors, l’intérêt pour les peintures de Hilma af Klint s’est accru et aujourd’hui ses œuvres sont régulièrement exposées dans d’importants musées du monde entier.
Où voir les oeuvres de Hilma af Klint ?
La Fondation Hilma af Klint gère encore aujourd’hui les œuvres de l’artiste. Elle n’exerce pas pour le moment d’activité muséale, mais elle a conclu un accord de coopération à long terme avec le Moderna Museet de Stockholm. Elle prête également des toiles pour des expositions temporaires.
Malheureusement, les conflits d’intérêt entre le mouvement anthroposophique basé à Järna au sud de Stockholm et les héritiers de l’artiste compromettent fortement la création d’un musée dédié à l’artiste, alors que sa cote ne cesse de grimper, et tout pousse à croire qu’un tel projet ne verra jamais le jour… Mais sur l’île d’Adelsö, à une heure de Stockholm, là où, jeune fille, l’artiste passait ses étés, un centre Hilma af Klint devrait ouvrir ses portes au printemps 2025.
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