« Nous te cherchons, toi qui veux former la future gare de Korsvägen. Merci. Nous te cherchons, toi qui veux être au centre. Au centre du noyau. Au centre du croisement. Au centre de Korsvägen. Nous te cherchons, toi qui veux être là. En plein milieu. Toi qui ne doutes pas. Merci ! Merci de ne pas douter ! Merci d’oser ! Merci ! » Ce début de poème est une annonce pour un emploi éternel, une œuvre d’art conceptuelle qui sera mise en place à Göteborg en 2026.
1 % pour la culture
Västlänken est un gros projet d’infrastructure dans la ville de Göteborg qui va consister en 8 km de ligne de chemin de fer avec trois nouvelles gares : Centralstationen, Haga et Korsvägen. 1 % du budget de construction est réservé à l’embellissement de ces stations. Pour cela, l’agence suédoise d’art public, Statens Konstråd, a lancé un concours et à l’automne 2017, les projets gagnants furent présentés au public. Pour la gare centrale, l’honneur de réaliser l’œuvre Tongue and Groove revient à l’artiste vietnamien-danois Danh Vō. Du tunnel de la gare d’Haga sortira le spectaculaire Rainbow Snake, long de 318 m, du franco-chinois Huang Yong Ping. Sur le pont d’Olskroken, les voyageurs pourront admirer l’œuvre lumineuse de l’Allemande Katharina Grosse bLINK. Mais c’est l’œuvre très controversée de Korsvägen qui fait le plus parler d’elle : intitulée Evig anställning en suédois, ou Eternal Employment en anglais, elle sort de l’imagination très mathématique du duo d’artistes Goldin+Senneby. Simon Goldin (né en 1971) et Jakob Seneby (né en 1981) sont très intéressés par les mécanismes du marché des finances et ont l’habitude d’en révéler les activités douteuses dans leur art.
Une œuvre d’art conceptuelle
L’idée de cette œuvre d’art consiste à investir la somme allouée pour le concours — 6 millions de couronnes — pendant 7 ans, date à laquelle la nouvelle gare de Korsvägen ouvrira, pour ensuite payer un salaire de 21 600 kr (350 500 kr/an toutes charges sociales et patronales comprises) pendant au moins 120 ans. Dans leurs calculs (disponibles ici), les artistes ont prévus des intérêts annuels compris entre 4 % et 20 %, qui pourraient donné un gain total maximum de 689 %.
Concrètement, l’œuvre d’art se résumera à un vestiaire, une machine à pointer et des lampes sur le quai qui s’allumeront lorsque l’employé.e sera sur place. Ces lampes symbolisent notre besoin de lumière en rapport avec une activité rémunérée. L’employé.e disposera ensuite de son temps de travail comme bon lui semble. Il n’y aura pas de tâches de travail particulières, aucun objectif à atteindre, aucune responsabilité. C’est un CDD qui ne requiert ni compétence, ni expérience. Les conditions de travail seront les mêmes que celles d’un fonctionnaire de l’État suédois : heures de travail fixes, congés payés, négociation de salaire annuelle, épargne pour la retraite, préavis habituel.
L’annonce d’emploi est en fait un poème, une ode à la musique, à la créativité, à la liberté. Une annonce inspirante, bien différente des annonces auxquelles nous sommes habitués. L’annonce entière ici.
Vous vous sentez séduits ? Pas de panique, la date limite de candidature est le 15 décembre 2025 et le premier jour de travail sera le 15 mars 2026.
Une œuvre inspirée par Piketty
Goldin+Senneby se sont inspirés de la théorie de Thomas Piketty selon laquelle la valeur du capital investi augmente plus vite que celle de nos salaires, ce qui serait la cause, selon l’économiste, de l’écart qui se creuse entre les classes sociales. Les artistes expliquent la faisabilité de leur œuvre ainsi :
« Il est possible de rendre cet emploi éternel car l’argent rapporte plus que le travail. Tant que nous vivons dans une société où le rendement du capital est nettement supérieur à l’augmentation moyenne des salaires, l’emploi éternel est maintenu à flot. »
Cette œuvre d’art soulève pas mal de questions, outre celle-ci : est-ce vraiment de l’art ? Elle interroge sur notre société et notre rapport au travail. Un travail qui est de plus en plus robotisé, par les machines dans les usines et par les programmes informatiques dans les bureaux ; pour ne pas parler de l’AI qui est introduite petit à petit dans nos professions. Ces avancées technologiques suppriment les tâches de travail simples, répétitives, et les professions deviennent de plus en plus qualifiées. La question ultime est : de quoi vivrons-nous dans le futur ? Est-ce que notre salaire aura encore un rapport avec nos accomplissements professionnels ? C’est là qu’intervient le sujet du revenu universel : si nous sommes « payés à ne rien faire », quelle somme nous permettra de vivre décemment, tout en nous donnant la possibilité de continuer à nous réaliser ?
Une œuvre qui fait parler d’elle
L’annonce de cette œuvre d’art a fait couler beaucoup d’encre… virtuelle dans les médias suédois. De nombreux journalistes, chroniqueurs, critiques d’art ont réagi de manière positive et négative. Certains la trouvent géniale ; d’autres trouvent qu’elle fait insulte aux travailleurs. Les critiques, connaisseurs en art ou pas, leur ont emboîté le pas : au résultat, l’œuvre est tournée en ridicule. Pourtant, on peut la trouver intéressant justement parce qu’elle remet aussi en question la définition de l’art, notre perception de l’art et de la vie en général. Un an plus tard, ce projet artistique fait désormais parler de lui à l’étranger ; la presse française, anglaise et américaine ont relayé la nouvelle, le plus souvent avec le titre provocateur d’ »être payé à ne rien faire ».
Mais ne vous méprenez pas : tout ce qui est écrit à son sujet en fait partie intégrante. C’est une œuvre totale ! L’œuvre est conceptuelle par l’idée de la financer en investissant l’argent du concours ; physique par sa présence sur le quai de la gare de Korsvägen ; poétique à travers la formulation de l’annonce d’emploi ; critique pour les réflexions économiques et philosophiques qu’elle soulève. C’est aussi une performance, bien sûr, de par l’action de l’employé.e dans son travail. Une œuvre totale qui explose les limites de l’art !
Voulez-vous faire partie de cette œuvre d’art ? Il ne vous reste plus qu’à postuler !
Pour en savoir plus, rendez-vous sur la page de Statens Konstråd.
mmm… je suis surement blond (comme un local) mais je ne trouve pas de lien pour postuler.
L adresse url sur le formulaire envoie sur un site que ne permet pas de postuler au job 🙂
Bonjour Stella, Je ne pense pas qu’ils ouvrent les candidatures si longtemps à l’avance. 🙂