Dans la chasse globale aux professionnels expérimentés détenant des compétences vitales pour des entreprises comme Spotify, Klarna ou Scania, la Suède se positionne comme une nation de pointe et fait valoir ses atouts : population anglophone, cadre de vie agréable etc.
Et pourtant, de nombreux experts issus de pays hors de l’UE – chercheurs en biologie, programmateurs, experts de la data… – tous détenteurs de compétences rares et indispensables à leurs employeurs suédois, sont régulièrement frappés de décisions d’expulsion du pays pour des motifs abscons.
Enquête sur la face cachée de la Suède.
Cela peut surprendre mais Migrationsverket – l’Office suédois des migrations – se distingue par une attitude particulièrement zélée s’agissant d’expulser du royaume de Suède une catégorie assez inattendue d’étrangers.
S’agit-il de ressortissants étrangers condamnés pour viols commis sur des enfants ? De l’ancien ministre de la défense irakien, citoyen suédois (si si !) suspecté de fraude aux allocations sociales ou bien encore d’un imam que la police estime être « une menace pour la sécurité nationale » ?
Pas du tout, il s’agit justement de ces travailleurs aux compétences hautement recherchées et ressortissants de pays hors de l’Union Européenne.
Ce phénomène est décrit par le mot suédois de “kompetensutvisning” (« expulsion de compétence ») qui désigne un processus d’expulsion frappant cette catégorie bien particulière d’immigrés en raison d’erreurs administratives insignifiantes, le plus souvent commises à leur insu par leur employeur.
Le concept est tellement kafkaïen que seule la langue suédoise lui désigne un mot spécifique, consacré en 2017 par le Conseil des langues de Suède.
Des carrières brisées pour des motifs futiles
Derrière chaque décision on retrouve une erreur administrative détectée par Migrationsverket lors de la demande de renouvellement du permis de travail ou de séjour, absolument nécessaire pour vivre et travailler en Suède si on n’est pas ressortissant de l’Union Européenne, de la Norvège ou de l’Islande.
Ce sont le plus souvent de simples broutilles comme en attestent les exemples suivants :
- Ne pas avoir pris assez de vacances, cas de Usman Asif – malgré l’accord de son employeur et des organisations syndicales
- Avoir à l’instar de Mehdi Ahmadi manqué de recevoir un complément de salaire mensuel de 180 couronnes (18€ !) pendant cinq mois
- Un problème de retraite complémentaire réglé bien avant la décision d’expulsion comme pour le Pakistanais Tayyab Shabab
- Dans le cas de l’Américaine Vachon Pugh c’est une assurance absente malgré la tentative de l’entreprise de corriger cette erreur !
Un souci d’ordre majeur pour les acteurs de la « Swedish Tech »
Nombreuses sont les grandes entreprises suédoises fortement exportatrices mais aussi les start-ups qui ont un besoin crucial de compétences de pointe qu’on retrouve surtout chez des profils internationaux.
Pour les raisons évoquées ci-dessus, la médiatisation du « kompetensutvisning » nuit à la capacité des entreprises à attirer les talents dont elles ont besoin.
En conséquence, Ericsson, Scania et bien d’autres entreprises ont publiquement exprimé leur inquiétude de perdre des collaborateurs par la suite d’une décision de Migrationsverket.
Le patron d’ABB a lui-même pris sa plume en 2018 pour rédiger une tribune dans Dagens Industri où on peut lire que “[…] la compétitivité de l’industrie dépend plus que jamais de la capacité de la Suède à attirer les talents, qu’ils proviennent du marché du travail local ou mondial. Il est donc profondément préoccupant que la Suède expulse les travailleurs migrants en raison d’erreurs mineures. »
La triste notorité internationale des « kompetensutvisningar »
Un article anglophone de Forbes publié en 2019 et intitulé « Why Sweden Is Deporting High-Skilled Labor Migrants » a donné au « kompetensutvisning » un triste retentissement international, se faisant l’écho de l’inquiétude de ces talents attirés par la Suède mais légitimement anxieux de voir leur séjour prendre fin par une expulsion après un simple préavis de 30 jours.
Cette perception est confirmée par l’étude de 2018 de la fondation Diversify a recueilli plus de 571 avis qualifiés de personnes concernés par une décision de « kompetensutvisning » et fait la synthèse de leur opinion. Sans surprise, c’est le sentiment d’injustice et d’un immense gâchis qui domine.
La fameuse « Sverigebild« , sujet de fierté nationale qui décrit l’image perçue de la Suède à l’étranger, en souffre également car les personnes concernées ont en général un réseau de contacts professionnels étendu et ne se privent légitimement pas de partager leur frustration.
Migrationsverket, l’administration qui va vous apprendre la patience
Pour mieux comprendre les raisons de cette situation, tournons-nous tout d’abord vers l’administration responsable de ces décisions, Migrationsverket.
La presse suédoise s’est souvent faite l’écho du défi qu’a représenté la vague d’immigration de 2015 pour l’Office suédois des migrations, année où le phénomène des « kompetensutvisningar » prend son essor.
Totalement submergé par l’afflux massif des demandeurs d’asile, Migrationsverket n’a jamais réussi à retrouver un rythme de fonctionnement normal. Preuve que les conséquences sont encore visibles cinq ans plus tard, le temps moyen de traitement d’une demande de citoyenneté suédoise introduite en octobre 2020 est par exemple de plus de trois ans !
Et pourtant comme on le verra ci-dessous, ce n’est pas un souci de manque de ressources qui peut expliquer les kompetensutvisningar car chaque cas nécessite au contraire de longues heures de travail d’enquête effectué par des spécialistes et portant sur des années de séjour en Suède.
Une administration au-dessus des lois ou simple instrument d’une politique mal pensée ?
En revanche, il est permis de douter de la capacité de Migrationsverket à se remettre en question. L’auteur de cet article peut en attester lorsque Migrationsverket lui a refusé mordicus en 2016 une décision de naturalisation au motif de l’absence d’un permis de séjour permanent qui existait bel et bien car délivré par…Migrationsverket !
Même confronté à la preuve de la bonne foi du demandeur soutenu par son employeur, il n’est pas rare que Migrationsverket s’entête et refuse de reconnaître son erreur. Pire, au lieu d’appliquer les règles en vigueur, cette autorité qui n’aime pas avoir tort invente parfois tout simplement des dispositions inexistantes dans la loi suédoise.
Comme l’explique Centrum för Rättvisa, une fondation pour la défense des droits : “Le problème […] est que Migrationsverket a même empêché des personnes expulsées à tort de retrouver leur précédent emploi en Suède en se référant à une règle purement inventée disant que les travailleurs immigrés expulsés le seraient à titre définitif. Ceci malgré le fait que cette soi-disant règle a été rejetée à plusieurs reprises par les tribunaux en charge des questions d’immigration. »
Pourtant, il serait injuste de dire que les kompetensutvisningar ne seraient causés que par le zèle des agents de Migrationsverket. C’est même plutôt le contraire. Comme souvent, un tel problème est complexe et ne peut être réduit à faire un bouc émissaire d’une administration qui se contente – certes souvent de façon obtue – d’appliquer le corpus juridique en vigueur.
La responsabilité principale est plutôt à chercher auprès de la classe politique suédoise qui ne s’illustre pas par sa rapidité à résoudre ce problème.
Explication en six étapes.
1. 2008, la genèse inconsciente d’une situation absurde
Pour comprendre les raisons de la situation actuelle, il faut revenir en 2008 et se pencher sur les évolutions des règles présidant à l’immigration des travailleurs qualifiés, soit deux ans après les élections de 2006 remportées par l’Alliance [NDLR : coalition de centre-droit M+L+C+KD].
Durant cette nouvelle législature, la première de centre-droit depuis 1994, les règles gouvernant les travailleurs immigrés en Suède ont été réformées par l’Alliance avec l’appui du Parti écologiste (Miljöpartiet ou MP).
Le nouveau système a notamment aboli le principe de la validation préalable de chaque demande de permis de travail qui était jusqu’ici la responsabilité de Arbetsmarknadsstyrelsen (équivalent du Pôle Emploi suédois, appelé aujourd’hui Arbetsförmedlingen) et de représentants syndicaux. Ces derniers disposant d’un droit de véto qu’ils utilisaient abondamment pour protéger les travailleurs suédois d’une concurrence importée, l’immigration de travail était dans les faits très limitée.
La responsabilité d’évaluer les besoins en main-d’œuvre fut donc de facto transférée aux employeurs em 2008.
Mais en Suède, même un gouvernement d’obédience libérale ne saurait faire aveuglement confiance aux entreprises ni défier ouvertement les puissantes organisations syndicales.
Aussi, de nouvelles règles – certes de bon sens – ont également été introduites en parallèle pour garantir que les conditions d’emploi de ces travailleurs immigrés ne soient pas moins bonnes que celles qui s’appliquent sur le marché du travail suédois en général.
2. Le « serrage de vis » de 2014
Six ans plus tard le débat autour des travailleurs immigrés est houleux, alimenté notamment par la révélation des abus du système par des employeurs indélicats, principalement dans la restauration où des Cosette des temps modernes travaillent pour un salaire de misère.
L’évocation d’un lumpenproletariat importé en Suède par l’Alliance pour y être exploité par un patronat sans scrupule faisait par ailleurs un narratif séduisant pour les partis de gauche ( V et S mais pas MP resté fidèle à sa position de 2008 ), avides d’une revanche électorale après ces huit dernières années où l’Alliance était au pouvoir. Les Sociaux-Démocrates (S) en particulier considéraient que des sanctions plus sévères étaient nécessaires à l’encontre des employeurs.
Certains exemples d’abus manifestes de la liberté d’appréciation donnée aux entreprises achevèrent de convaincre la majorité parlementaire d’amender sa propre législation de 2008 en faveur d’un contrôle plus sévère des conditions contractuelles des travailleurs étrangers, jugés particulièrement vulnérables en raison de leur méconnaissance du droit du travail suédois.
Le parti d’extrême-droite des Démocrates Suédois (SD), fidèle quant à lui à ses thèmes de prédilection, voyait aussi dans ce changement de pratique le développement d’une « immigration de main-d’œuvre incontrôlée ».
Il y avait donc à l’époque comme on le voit une large majorité pour durcir les règles de 2008 et s’orienter vers une immigration de travail plus restrictive. De nouvelles propositions en ce sens ont été votées lors de la toute dernière session du parlement avant les élections de 2014.
Aucun parti n’avait toutefois alors encore réalisé les conséquences délétères du durcissement des règles qu’ils venaient de voter.
3. Les effets catastrophiques de la jurisprudence de 2015
En 2015, la Cour d’appel en charge des questions migratoires (Migrationsöverdomstolen) a rendu deux décisions préliminaires traduisant dans la jurisprudence le durcissement de la législation votée l’année précédente. La première précisait qu’aucun écart – même mineur – par rapport aux exigences relatives à l’obtention d’un permis de travail ne pouvait être corrigé a posteriori par la suite. S’il y avait un manquement, cela conduirait à l’expulsion.
D’une part, la nouvelle jurisprudence établit que, lorsque les travailleurs migrants demandaient un permis de séjour permanent après leur premier séjour de quatre ans maximum, la totalité des périodes du permis actuel serait examinée mois par mois. Cela signifiait que les lacunes survenues avant le resserrement des règles en 2014, qui n’avaient potentiellement pas été remarquées auparavant, pouvaient soudainement être utilisées comme fondement pour motiver une décision d’expulsion.
Sur le plan politique, la priorité du nouveau gouvernement dirigé par les Sociaux-Démocrates et les Verts est de montrer ses muscles pour en terminer avec les abus d’employeurs indélicat envers les travailleurs immigrés, en unison avec la thématique de sa campagne électorale. Bien entendu, le phénomène des « kompetensutvisningar » n’est alors pas encore identifié en temps que tel.
Pourtant, dès 2016, un cas emblématique va retenir l’attention des média en la personne de Syed Latif, un ressortissant du Bangladesh qui, après avoir étudié dans une université en Suède, y a trouvé un emploi et a pu rester en tant que travailleur immigré.
Ce n’est qu’après avoir travaillé en Suède pendant plus d’un an que l’Office suédois des migrations a découvert que son emploi n’avait pas été annoncé sur le portail du marché du travail spécifié (celui du Pôle Emploi suédois), mais juste sur Linkedin. Par conséquent, il a été expulsé.
Les media ont commencé à couvrir les cas de plus en plus nombreux de ces étranges expulsions tandis que plusieurs rapports ont été publiés par des acteurs indépendants pour dénoncer l’application trop rigide de la loi.
4. 2016-2017, des politiques impuissants à corriger leurs propres errements
Le 18 août 2016, le gouvernement annonça la prolongation de l’enquête débutée le 2 juillet 2015 (Ju 2015: 13) et qui concernait les mesures visant à renforcer la protection des travailleurs immigrés sur le marché du travail.
Le rapport de l’enquête fut rendu public en décembre 2016. La seule mention relative aux « kompetensutvisningar » se trouve au paragraphe 5.3 et concerne la possibilité de renoncer à la révocation du permis de travail lorsque l’employeur avait pris de sa propre initiative des mesures correctives.
Ce n’est toutefois qu’en juin 2017 que le gouvernement proposa au parlement une disposition spécifique aux « kompetensutvisningar » inspirée de l’enquête, cette disposition fut toutefois très durement critiquée par les entreprises et la Chambre de commerce de Stockholm.
En effet, si les erreurs découvertes et déclarées spontanément par l’employeur permettaient à Migrationsverket de sursoir à la décision d’expulsion, les petites lacunes découvertes par l’Office suédois des migrations lui-même continueraient de conduire à une revocation du permis de séjour, ce qui dans la pratique s’appliquerait à la plupart des cas.
Par ailleurs rien dans l’attitude du gouvernement de l’époque ne laissait penser qu’une action corrective rapide était envisagée ni non plus un mea culpa. Confronté par la presse sur ce sujet, le ministre du Commerce et de l’Industrie d’alors, Mikael Damberg (S), attribua en février 2017 le problème des « kompetensutvisningar » aux réformes instaurés par l’Alliance et les Verts en 2008.
Il déclara aussi que ces expulsions étaient « une autre raison de réserver le droit à l’immigration pour les métiers en pénurie de personnel qualifié et non comme aujourd’hui pour le personnel de restauration rapide et de nettoyage ». (”ännu en anledning att reservera rätten till arbetskraftsinvandring för kvalificerade bristyrken, inte som i dag snabbmatspersonal och städare”).
La même année, lassé de l’inaction gouvernementale. le socialförsäkringsutskott, commission du Riksdag (Parlement suédois) en charge de la sécurité sociale, décida d’exiger un projet de loi rapide de la part du gouvernement pour résoudre ces problèmes. Ce dernier se plia à l’injonction parlementaire en initiant une autre (!) commission qui rendit ses conclusions en décembre 2017 en vue de servir de base pour l’élaboration d’un projet de loi.
Entre temps, les dispositions critiquées mentionnées précédemment furent votées par le Riksdag en novembre 2017.
Intéressant de connaître le dessous des cartes !
Bon article. Ce qui me frappe c’est que la cause première de cet imbroglio qui semble être la volonté d’endiguer une immigration débridée du fait d’employeurs peu scrupuleux ne soit pas traitée en tant que tel. Le système juridique et réglementaire suédois semble vouloir régler le problème en punissant les employeurs au travers des travailleurs immigrés. Ne serait il pas plus simple de sanctionner directement les employeurs indélicats ?
Merci de votre appréciation ! Vous posez de bonnes questions. Il est en effet déplorable que des employeurs et employés tout à fait de bonne foi soient ainsi sanctionnés tandis que d’autres, clairement indélicats, puissent poursuivre leurs agissements. Une des explications plausibles est sans doute à chercher dans le cloisonnement des administrations suédoises, par exemple entre Migrationsverket et Arbetmiljöverket.
Malheureusement ce sujet n’a pas fait l’objet d’une grande attention lors de la récente campagne électorale.