C’est un étrange spectacle qui se déroule à Stockholm. À la demande expresse des autorités, plusieurs quartiers se sont vidés. Vidés de leurs habitants. Il faut aller vite. Pendant que sous terre, confinés, déjeunent les enfants d’une école primaire, leurs parents courent sans ordre dans des rues déjà enfumées. Ils n’ont rien emporté. Tous affluent vers la gare centrale de la ville : mieux vaut fuir et partir. On se bouscule. La tentative pour se frayer chemin paraît désespérée. Débordée, la police peut craindre le mouvement de foule. L’instinct de survie peut-il primer sur l’intérêt collectif ? Est-il trop tard pour dissiper l’inquiétude ? Comment ne céderait-on pas à la peur, la panique et l’angoisse ?
Telles sont les scènes urbaines que l’on découvre médusé, en mars 1966, grâce aux caméras du magazine « Cinq Colonnes à la Une ». Elles nous sont offertes par l’INA (Institut National de l’Audiovisuel), via sa plateforme « Madelen ». Un trésor d’archives, sur la piste duquel nous avons décidé de vous mener.
Entrailles suédoises
C’est un étonnant voyage, voyage souterrain et inattendu auquel le grand Jules Verne n’aurait pas répugné : à la clé, non pas les entrailles de la Terre, mais les dessous de la Suède, son sous-sol, ses abris, ses abris anti-atomiques, faits de granite et de béton armé.
La Suède en est pleine. Le pays en compte aujourd’hui 65 000, concentrés prioritairement dans les pôles urbains et sur les littoraux. Héritage direct de la guerre froide. Car ils sont anciens, fort anciens. C’est que la Suède – avec la Suisse – fut en la matière une pionnière, une référence. Dès la fin de l’année 1945, au lendemain des attaques nucléaires américaines sur le Japon, la Suède se lance dans une ambitieuse politique de défense civile (civilförsvar). Le but ? De la Laponie à la Scanie, en passant par les territoires insulaires de la Baltique, assurer la sécurité nationale en couvrant d’abris le pays. En 1945, la Suède n’a pas perdu la guerre (et pour cause, elle n’y prend pas part) ; en 1991, elle n’aura pas davantage perdu la paix : double succès.
En 1966, tandis que la population s’élève encore à 8 millions d’habitants, ces abris ont une capacité totale de 3 millions de places. Fantaisie ? Tentative illusoire ? Exutoire à l’ennui ? Peut-être. Tel est du moins l’avis d’un écrivain suédois qu’interroge le journaliste de « Cinq Colonnes à la Une », selon lequel cet argent devrait être alloué à résorber la crise du logement qui touche sévèrement Stockholm, Göteborg et Malmö.
Une culture du cloître ?
D’une durée de 40 minutes, le reportage diffusé à l’époque sur les ondes de l’ORTF (Office de radio-télévision française) nous renseigne utilement sur l’existence au mitan des années 1960 d’une véritable « culture du risque » suédoise. La population paraît avoir intériorisé les recommandations publiques. La Suède pense le confinement, et s’y prépare en conséquence. Les écoliers réunis dans un réfectoire souterrain pour déjeuner sont rompus à l’exercice, tout comme la population qui simule un départ précipité vers la gare sous le regard inquisiteur de policiers veillant à la bonne tenue générale. De tels exercices d’évacuation et de confinement sont alors réguliers. Au cas où.
Au cas où le puissant voisin russe, distant d’une poignée de milles marins par la Baltique, ravivait soudainement les vieux démons des guerres passées, la peur séculaire en Suède de l’Est. A l’est, rien de nouveau ? Rien n’est moins sûr. Nos actuelles républiques baltes, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, ces pays baltiques sont à l’époque des territoires soviétiques. Ils pourraient, à l’occasion, regarder dangereusement vers le nord-ouest, vers la Suède. Dans ces conditions, celle-ci se résout à une active politique de défense civile. On ne le sait pas nécessairement, parce qu’on ne le voit pas forcément.
L’invisible skyddsrum
Printemps : soleil, ciel bleu, mais d’abord la luminosité, mais d’abord le rallongement inexorable des jours. On sort, en masse. On déambule. Ouvrez l’œil. Au coucher du jour, vous croirez entrer innocemment en un parking souterrain : illusion, c’est en fait un abri anti-atomique datant de la guerre froide. Voyez, à quelques pas de la station de métro Slussen, le parking de « P-hus Slussen ». Ce n’est autre que le principal de ces abris, ayant une capacité d’accueil de 20 000 personnes : en quelque sorte, le Maracanã des abris anti-atomiques.
Baladez-vous encore si vous le voulez bien à Stora Essingen, cette île quiète et charmante où, en 1959, un Lycée français a été inauguré. Aujourd’hui, 18 refuges existent. La plupart ont une capacité d’une centaine de places. Le plus important peut accueillir 180 personnes. Comment auriez-vous pu deviner que ce bloc d’appartements que vous commenciez de longer abrite en fait l’un des dix-huit abris insulaires ? En vérité, sauf un triangle bleu qui se détache sur un carré orange, ces abris existent sans prétention aucune. Rien n’est plus remarquable que leur invisibilité. L’espace public en est saturé : et personne, ou presque, ne le sait.
Ainsi depuis la fin de la dernière guerre mondiale, la Suède s’enterre et tout y passe : usines, bases aériennes, vivres par millions, et – le saviez-vous ? – des milliers de bouteilles de vin ! L’anecdote est piquante pour un pays qui n’a eu de cesse depuis le XIXe siècle de multiplier les sociétés de tempérance. Que veut-on ? Sans doute la sobriété est-elle un idéal des temps de paix (fredstid) : toutes les guerres du XXe siècle en attestent. Le reportage de l’INA avance un nombre : 20 millions de litres de vin déjà conservés sous terre en 1966, avec l’ambition affichée d’en doubler le nombre… Gueule de bois, première vertu aux temps atomiques ?
La renaissance des refuges
Aux oubliettes, ces refuges ? On a pu, on a voulu le croire. Quand, entre 1989 et 1991, le bloc de l’Est s’effondre peu à peu jusqu’aux accords de Minsk de décembre 1991, un enthousiasme lyrique pénètre l’Europe. Le groupe allemand Scorpions en témoignera en glorifiant un « wind of change » européen et mondial (1990). Dans ce contexte, la Suède semble un temps oublier cette éducation nucléaire dont elle s’enorgueillissait quelques décennies plus tôt.
Entre 2002 et 2015, on cesse tout bonnement de construire de nouveaux abris. Mais dans le contexte plus récent de l’annexion de la Crimée (2014), et d’une politique extérieure russe de jour en jour plus musclée, le pays ne tarde pas à se raviser : voici Gotland remilitarisée (2015), voici le service militaire rétabli (2017), voici des brochures de la guerre froide rééditées, mises à jour et massivement distribuées (2018).
Et demain ? Le MSB (Myndigheten för samhällskydd och beredskap, l’Agence de protection et sécurité civile) prône aujourd’hui l’édification de nouvelles infrastructures, la modernisation des plus anciennes, enfin une plus grande diffusion de l’information publique à leur sujet : il s’agit de rappeler aux Suédois que sous leurs pieds existe un incroyable réseau de refuges, pouvant servir en cas d’attaque ennemie.
La Suède continuera-t-elle de faire exception au sein de cette Europe du confinement ? Rien n’est moins sûr, pour un pays qui a longtemps paru être pénétré d’une certaine culture du cloître. Occasion nous est en attendant donnée de flâner, l’œil vif, le nez au vent, et de surfer sur l’INA, en y redécouvrant ses superbes archives.
Superbe article. Merci Antoine.
Super bien écrit et vraiment très intéressant ! merci !