En Suède, on est tous copains : le tutoiement est une norme acquise, employée sans que l’on cherche à y redire, sans même y réfléchir… Mais d’où vient cette curieuse façon de tutoyer tout le monde, du parfait inconnu à la gentille voisine âgée, du grand patron à l’éminent professeur, sans aucune distinction ce qui, pour nous autres francophones, constitue une pratique loin d’être naturelle ?
Du et Ni
Lorsque l’on commence l’apprentissage de la langue suédoise, la première chose qui surprend tout de suite, c’est l’absence du vouvoiement de politesse. Autant dire que tout débutant se réjouit de cette bonne nouvelle ! Il aura moins d’effort à fournir lors de ses conversations avec son prof de suédois, au bureau de Skatteverket ou lors d’un entretien d’embauche ! Mais, si l’on prend le temps de se pencher sur la question, cette incongruité de la langue suédoise demande réflexion. Comment s’expliquer cette absence de vouvoiement ? Comment est-on arrivé à supprimer cette forme de politesse dans le langage moderne ? Et comment exprime-t-on aujourd’hui son respect ?
Développement de la langue suédoise
Petit retour en arrière. Selon les linguistes, la traduction officielle en suédois de la Bible au XVIème, dénommée depuis la « Bible de Gustav Vasa », a posé les premières règles de la langue suédoise moderne – le nysvenska (littéralement suédois nouveau). En effet, le livre a favorisé une forme de langue qui a pris le pas sur les différents dialectes régionaux de l’époque. Puis le nusvenska (suédois actuel, de maintenant) – est apparu au XXème siècle (c’est-à dire-hier !), faisant évoluer la langue suédoise à une langue réformée, commune et standardisée telle que nous la connaissons aujourd’hui, à quelque chose près. Depuis les années 1970, le développement d’un suédois d’usage courant et aisément compréhensible est devenu un des combats les plus essentiels de la langue suédoise. C’est dans ce contexte qu’a lieu ce qu’on appelle la réforme du « tu » (du-reformen).
La réforme du tutoiement
Au cours des années 60, les Suédois ont arrêté d’utiliser les tournures de politesse jusqu’alors employées. La généralisation du tutoiement n’est en fait pas une réforme mandatée ou organisée, mais plutôt un processus indépendant de toute règle écrite, qui s’est déroulé progressivement et sur de nombreuses années. Cette nouvelle forme d’expression était considérée comme un progrès démocratique et égalitaire, une manière de se défaire d’un certain conformisme bourgeois, de prôner l’égalité de tous et de refuser un système sociétal pyramidal, tout en réduisant la distance entre les gens. Le mouvement prit de l’ampleur en 1967 lorsque Bror Rexed, directeur de Socialstyrelsen (la Direction nationale de la santé et des affaires sociales) a annoncé lors du discours de sa prise de fonction son intention de tutoyer tous les fonctionnaires de son administration, précisant qu’il espérait bien se faire tutoyer et appeler par son prénom lui aussi. Son nom est maintenant fortement associé à la réforme du tutoiement. Par ailleurs, cette tendance fut véhiculée par la presse. L’adoption du tutoiement dans les interviews du quotidien Dagens Nyheter notamment, donc dans la pratique du langage écrit, a également accéléré la généralisation de l’usage du « tu ».
Alors comment marque-t-on le respect en suédois?
Autrefois, on utilisait les titres académiques ou la profession et le nom de famille pour s’adresser à une personne inconnue, plus âgée ou hiérarchiquement comparable ou supérieure et c’était alors la seule façon de s’adresser à l’un ou l’autre de ces cas de figure. ”Har direktör Svensson tid för ett möte?” (Monsieur le Directeur a-t-il le temps pour une réunion ?).
L’usage de herr (monsieur), fru (madame) et fröken (mademoiselle) était en général restreint à la conversation avec des personnes dont la profession, les titres ou le rang militaire n’étaient pas connus de leur interlocuteur. On construisait ensuite la phrase à l’aide des pronoms de la troisième personne, han ou hon (il ou elle). « Vill Fröken Nilsson äta ost eller vill hon ha frukt som mellanmål? » (Mademoiselle Nilsson veut-elle manger du fromage ou un fruit pour le goûter ?).
Et dans le cadre privé, on pouvait aussi se parler à la troisième personne du singulier ! “Dottern har ätit bra?” (La fille a bien mangé ?), ”Vad önskar min fru? (Que veut ma femme ?). Disons le tout net, il y a mieux pour éviter de compliquer les rapports humains et simplifier la communication !
L’usage incongru de la forme passive
Si on avait un doute, on avait recours à la forme passive. Ceci a donné des formulations plus ou moins alambiquées qui perdurent encore aujourd’hui et peuvent prêter à sourire : « Vad får det lov att vara? » (Que puis-je faire pour vous ?) ou « Tas det socker i kaffet? (Du sucre est-il pris dans le café ?), ce genre de tournures peut poser problème au néophyte qui a tout bonnement la sensation d’avoir besoin d’un décodeur !
En dernier lieu, on passait au vouvoiement souvent perçu comme froid, voire condescendant, donc bien loin de l’esprit démocratique suédois. C’est probablement une des raisons pour laquelle la réforme fut grandement facilitée. Les formules de politesse en usage pour le vouvoiement furent ainsi remplacées par un tutoiement généralisé. Et l’on imagine bien que tout le monde a pu enfin souffler devant cette simplification dans la façon de s’exprimer !
Aujourd’hui, pour marquer le respect, on adapte son langage et son intonation, on pose sa voix pour parler distinctement, on regarde son interlocuteur avec un beau sourire, bref on se montre poli et courtois et le tour est joué !
L’exception de la famille royale
Déjà vers le milieu des années 1970, les membres de la famille royale étaient les seules personnes à ne pas être tutoyées dans les médias. Encore au début du XXIème siècle, on continue à s’adresser au roi et à la reine à la troisième personne, en utilisant leur titre, « le roi » respectivement « la reine » (en suédois : kungen ou drottningen). Paradoxalement, l’hymne national suédois chante à tue tête la gloire du royaume avec “Du gamla du fria” (Toi l’ancien, toi le libre), en usant du tutoiement sans aucune ambiguïté !
Quid du ni, le vous suédois ?
Ni (vous) s’utilise pour le pluriel et n’a jamais été une forme de politesse. Le vouvoiement n’est pas naturel en suédois, s’accordent à dire tous les linguistes, et les Suédois eux-mêmes. Pourtant, il peut arriver de l’entendre dans quelques boutiques élégantes du côté d’Östermalm. Ce qu’on appelle le nouveau vouvoiement (det nya niandet), apparu depuis les années 80 dans quelques magasins et restaurants, reste un phénomène marginal. Du coup, à la question : un retour au “ni” est-il possible ?, les linguistes objectent qu’il ne peut pas s’agir d’une résurgence de cet usage puisqu’il n’a jamais eu lieu, mais plutôt d’un défaut de traduction. Les Suédois, surtout les jeunes, ont pris l’habitude d’entendre ce « vous » dans d’autres langues, notamment en français. Ils l’assimilent à un petit côté chic ou snob…
Plus qu’une manière de parler
Bon nombre de Suédois tiennent à ce tutoiement, surtout les seniors qui se montrent plutôt réfractaires à ce nouvel usage du vouvoiement de politesse et tendent aujourd’hui à le refuser. Le « vous » dérange. Il ne s’agit de se battre contre la simplification de la langue comme en France avec la fameuse réforme de l’orthographe, mais bien de discerner ce qui se cache dans ce défaut de langue : une volonté de mettre son prochain sur un pied d’égalité. Le « vous » est par conséquent assimilé à une formulation non naturelle mais surtout rétrograde, qui va à l’encontre de la mentalité d’un pays où l’on s’accorde à dire que personne n’est mieux ou moins bien que son voisin (la fameuse loi de Jante, relisez notre article sur Jantelagen).
En fait, le tutoiement à la mode suédoise est un symbole social et communautaire qu’il ne faut pas sous-estimer. Il porte l’empreinte d’une expression identitaire puissante et plus qu’une manière de parler, il peut être considéré à ce titre comme une idéologie à part entière.
On m’a raconté que, lors d’une chasse royale du côté de Nyfors/Kloten, un vieux Suédois avait dit au roi : « il n’y a que deux personnes que je vouvoie : mon père et TOI ! »
C’est en lisant la traduction française des aventures du policier Kurt Wallander par Henning Mankell que m’est apparue cette « bizarrerie » (du mon point de vu de français) du Tu à tout le monde.
Ca fait très étrange d’entendre ce tutoiement systématique y compris des inconnus.
Un ptit tour sur un moteur de recherche, un clic et on tombe ici et on comprend 🙂
Nous sommes ravis de vous compter parmi nos lecteurs !