Inextricablement entremêlées, musique et histoire ont souvent lié connaissance. Il arrive, tantôt, qu’elles lient conversation, et nous paraissent parler d’or : ainsi d’Emma. Voici un album paru au printemps finissant, dont nous ne saurions trop vous recommander l’écoute. Il prend racine dans l’histoire familiale suédoise de Paul Jarret, et nous conduit à travers mers et océans en un temps où la Suède n’était encore qu’une pauvre terre répulsive, un småland presque généralisé.
Emma, c’est le nom d’une femme et le nom d’un album, le nom d’une Suédoise qui a pris la mer au tournant du XXe siècle pour en fuir la misère d’alors. Emma devint ainsi l’un des visages de l’émigration suédoise vers l’Amérique du Nord.
Mais Emma, c’est aussi le nom d’un album paru en juin 2020 sous le label allemand Neuklang. Il est signé par le quartet de Paul Jarret (Éléonore Billy au nyckelharpa, Etienne Renard à la contrebasse, et enfin Hannah Tolf à la voix tout à la fois intrigante et superbe).
Guitariste de jazz (mais bien plus), Paul Jarret est aussi l’arrière-petit-fils de cette Emma Johannesdotter – de son nom de mariée Emma Jonasson – partie de Suède en 1896, à laquelle il rend ici ce bel hommage musical.
Oui, parlons d’un hommage : l’hommage d’un homme à une femme et, bien davantage, parce que cette femme est un visage, parce qu’elle est au fond à l’échelle de la micro-histoire l’incarnation d’un phénomène, l’hommage d’un musicien à l’histoire.
Avec son quartet, Jarret explore cette histoire de l’émigration suédoise et propose une narration musicale étonnamment profonde, inspirée du folklore suédois et de sa lecture de Vilhelm Moberg – on en trouvera de nombreux passages dans plusieurs titres de l’album. Nous avons eu la chance et le plaisir de pouvoir nous entretenir avec Paul Jarret, et vous livrons ci-dessous l’intégralité de cet entretien.
Vous semblez entretenir des liens étroits avec la Suède, qui sont, tout au moins partiellement, des liens familiaux. Pouvez-vous nous en dire plus, et nous expliquer ce qui vous relie à ce pays ?
« Ma mère est suédoise, elle est née et a grandi à Hässleholm (Scanie). Elle est venue à Paris pour ses études quand elle avait 20 ans, a rencontré mon père, et vous devinez la suite… Mes parents habitent toujours en France, il ne me reste que ma grand-mère (104 ans !) et ma tante qui habitent encore en Suède.
Même si je n’ai jamais à proprement parler habité en Suède, j’y allais souvent en vacances étant enfant et adolescent, et depuis j’essaye d’y aller régulièrement, que ce soit avec ma famille, pour y faire des concerts ou rendre visite à des amis. J’en ai besoin, je ressens un lien très fort avec ce pays, et je tiens à entretenir connexion profonde avec ce qui se passe là-bas. »
Est-ce la première fois que votre musique puise ou s’inspire de la Suède ? Votre projet « Persona » n’était-il pas finalement déjà une référence éponyme au film d’Ingmar Bergman (1966) ?
« Je pense que si EMMA est mon premier projet en lien explicite avec la Suède, tout mon travail est influencé d’une manière ou d’une autre par ce pays. Ne serait-ce que parce que je suis souvent touché par la musique qui s’y fait, mais aussi par les autres formes d’art, le design, la nature…
Le nom du trio Persona est effectivement une référence au film de Bergman, mais l’idée du titre revient au contrebassiste du groupe, Alexandre Perrot, qui n’a rien de Suédois ! J’avais aussi écrit, pour le premier album de mon groupe Pj5, un long morceau que j’avais nommé « Far North Suite », en double clin d’œil à la Suède et à la « Far East Suite » de Duke Ellington. Sur ce morceau est d’ailleurs invitée l’incroyable chanteuse suédoise Isabel Sörling. »
Cet hommage musical que vous faites à ce qui relève d’une histoire transatlantique de l’émigration entre-t-il d’une certaine façon en résonance avec l’actualité, ou avec des phénomènes migratoires récents ?
« Bien sûr. Je suis très ému par ce qui arrive en mer Méditerranée depuis quelques années, et j’ai bien peur que ce ne soit que le prélude à d’immenses vagues migratoires dues aux conséquences du réchauffement climatique, dans les prochaines décennies.
Et je trouve frappant de savoir qu’il n’y a que 150 ans, la Suède (aujourd’hui souvent présentée comme modèle social) était un pays que ses habitants fuyaient au péril de leur vie. Comme quoi les équilibres sont fragiles et peuvent vite être bouleversés.
Tout cela soulève de nombreuses problématiques passionnantes et très complexes : pourquoi les gens partent-ils ? Comment les accueillir ? Qu’aurions-nous fait à leur place ? Qu’ont vécu nos propres ancêtres ? Quel poids peuvent avoir nos décisions sur notre vie et celles des futures générations ? »
Dans l’album, vous insérez des extraits lus de Vilhelm Moberg (tirés de ses livres « Utvandrarna », puis « Invandrarna »). Quand et comment avez-vous fait la découverte de cet auteur majeur ?
« C’est simplement ma mère qui m’a conseillé ce livre, quand j’avais une vingtaine d’années. Je l’ai lu plusieurs fois, il m’a beaucoup ému et je l’ai recommandé à des amis. Je suis content d’avoir finalement pu l’intégrer à mon travail musical via ce projet EMMA. »
Pouvez-vous nous expliquer la progression des titres contenus dans votre album (d’un âge, 17, à la traversée, au pain noir…) ?
« Quand j’ai décidé de l’ordre des titres de l’album, je n’avais pas de volonté narrative, je me suis concentré sur une construction et une cohérence musicales. Mais c’est vrai qu’on peut y trouver une chronologie, de la jeunesse pleine d’espoirs et qui fantasme le Nouveau Monde, aux désillusions amères, en passant par les épreuves, la traversée de l’océan… C’est peut-être une coïncidence ? Je ne sais pas… »
Vous êtes-vous déjà produit en Suède, et si oui, dans quels lieux ?
« Oui, j’ai eu la chance de faire plusieurs petites tournées là-bas avec mes groupes ou des musiciens locaux, mais les lieux qui programment du jazz ne sont pas si nombreux, surtout si on joue des choses plus contemporaines que du swing ou du new-orleans. Il faut parfois se débrouiller, organiser des concerts chez l’habitant ou dans des lieux qui n’accueillent pas de concerts habituellement. Mais j’ai joué pas mal de fois au Glenn Miller Café à Stockholm, aussi au regretté Lilla Hotellbaren [ce bar musical de Södermalm a de fait été transformé en bar à bières en 2018, NDLR], à Inkonst (Malmö), BrÖtz (Göteborg)… »
Et… pour finir, auriez-vous des recommandations musicales d’artistes suédois à nous faire, et que vous appréciez tout particulièrement écouter ?
« Dans le jazz, je recommande tout d’abord les groupes de Hannah Tolf, qui chante dans EMMA. Elle a sorti un album magnifique en quartet (The Park), et faisait partie du groupe Soil Collectors, avec Isabel Sörling, autre chanteuse extraordinaire que j’ai citée plus haut et avec qui je joue régulièrement. Je pense aussi à Fredrik Ljungkvist, Linda Oláh, les musicien.ne.s du label Havtorn Records, et chez les plus anciens : Jan Johansson, Palle Danielsson, Esbjörn Svensson…
J’adore la musique traditionnelle suédoise que je trouve particulièrement riche et passionnante, je pense aux groupes Väsen, Ranarim, Swåp, et aux musicien.ne.s Lena Willemark, Mattias Pérez, Niklas Roswall, Maria Jonsson… Éléonore Billy, qui joue dans EMMA, est française mais c’est une éminente représentante de cet instrument typiquement suédois, le nyckelharpa !
Dans le rock/pop, j’adore Loney Dear, et j’ai beaucoup écouté la scène métal également (Meshuggah…).
Il y a beaucoup de musicien.ne.s extrêmement talentueux.ses en Suède. Malheureusement, je crois que le gouvernement suédois est de moins en moins présent pour encourager les initiatives des musiciens suédois, ce qui fait qu’il est très difficile de vivre de la musique là-bas. On peut comparer facilement avec les autres pays nordiques.
La Norvège, par exemple, soutient fortement ses musiciens et a une scène foisonnante, dynamique et extrêmement créative, très présente à l’international. Je pense que ce n’est pas un hasard. La Finlande et l’Islande également. Je regrette que les musiciens suédois qui font une musique alternative et non commerciale n’aient plus la possibilité de s’y consacrer professionnellement à plein temps. »
Pour aller plus loin
- Le site Internet Ancestry est une ressource majeure pour les recherches généalogiques relatives à la population suédoise. Parmi les très nombreuses sources numérisées, on citera un registre des émigrants suédois de 1869 à 1948, ou encore la liste des passagers ayant embarqué de Göteborg entre 1869 et 1951.
- L’excellente émission musicale d’Alex Dutilh, Open Jazz, sur France Inter. L’album Emma du quartet de Paul Jarret y est présenté en ouverture.
- Présentation du même album sur « Culture Jazz« .
- L’émigration suédoise avait déjà inspiré le titre (« Emigrantvisa« ) de l’album Jazz på svenska de Jan Johansson. De façon générale, la Suède est l’une des terres d’élection du jazz, soit qu’elle ait inspiré des artistes (« Dear Old Stockholm » est un standard interprété par John Coltrane, Chet Baker, Miles Davis, Kenny Barron), ou qu’elle ait vu naître quantité d’artistes de jazz (Jan Johansson, Esbjörn Svensson, Dan Berglund…).
- Le site Internet du « Stockholm Jazz Festival« .
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